Silences Habités
Simon Cacheux (Artiste sonore) et Pauline Jupin (Poète)
création 2019
Vous voilà invités à un voyage sensoriel à travers la collection de sons, d’objets, de mots, de cartes d’un explorateur en territoires inconnus.
Les Silences habités questionnent l’état de voyage, ce qu’être dans un paysage et le sonder peut signifier, comment les lieux dans lesquels nous nous trouvons marquent nos corps et nos consciences.
Quelles grandes explorations nous est-il encore possible de vivre ?
Quels chemins, quels paysages composites se dessinent et se recomposent sous nos pas, au gré de nos errances dans un Monde où le lointain peut être si proche et inversement et le tourisme une forme d’anti-voyage ?
– —
L’installation est pensée comme un palimpseste qui évolue en fonction des lieux dans lesquels elle est présentée. Elle joue avec cet arbitraire, comme un écho à l’arbitraire de nos trajectoires individuelles. Les matières sonores sont prélevées dans les lieux d’exposition ou dans leur environnement proche ; tout comme les matériaux bruts végétaux ou minéraux. Les cartographies sont librement inspirées de la géographie de ces lieux. De nouveaux poèmes viendront compléter la partition au fil des escales.
LiteratureXchange International Festival -Århus- juin 2019
Den sorte firkant - Copenhague - octobre 2019
A venir : Sofie Badet -Copenhague-
Prélude (à la mer)
Avertissement au potentiel voyageur
Avant tout sachez que vous êtes devant un choix :
faire ou ne pas faire ce voyage.
Être déplacé ou pas. Risquer de se perdre. Risquer d’être là – vertical et profond - face à un paysage, un espace, une forme de poème qui s’écrira avec vous, avec les prolongements, les rebonds, les nourritures que vous lui offrirez.
De ce paysage, on ne vous donnera ni images, ni adresse, ni taux d’humidité dans l’air, ni intensité des couleurs. Presque rien à vrai dire. Une empreinte sonore. Partielle. Subjective. Un herbier ramené de voyage. (Peu de mots.) Une incision dans la réalité. Une frustration fertile. Des silences habités.
Ce paysage existe. Quelqu’un l’a habité. Ce paysage l’a habité ensuite. Ils se sont volé des bouts d’âme : l’un comme une mouette affamée, l’autre comme la chaleur évapore la rosée.
Ce quelqu’un vous invite au voyage, passeur de souffle, d’évanescence.
Mais à vrai dire vous serez seul. Le passeur s’est retiré. Vous serez seul. Dans un lointain qui pointera du doigt le proche autour de vous, et peignera de ses phalanges exotiques le sable de votre familier.
Presque rien ne vous sera donné. Pourtant vous pourrez prendre.
Vous pourrez y pêcher tout ce que vous y trouverez, vous pourrez piller ce paysage indéfiniment.
Il est inépuisable.
Il vous parle du grand.
Il exige votre réponse.
Mesurez le risque.
De ce voyage.
C’est à vivre ou à laisser.
I
Qu’est ce que ça veut dire : être ici
être droit
debout
de bout en bout de soi
sans pencher
vertical
vertical
vertical
plongée
contre-plongée
le territoire étalé couché là
le réveiller d’une fine pression de voûte plantaire
le laisser courir à sa perte
de vue
fuir de toutes ses lignes
de toutes ses vagues
plongées
contre-plongées
brasser brasser
le proche et le lointain
cligner des yeux
pour rincer de larmes
les grains de sable
et toute la lumière
qui s’y sont fichés
vertical
(le ciel en suspension
ce que la Nature a de plus démocratique
peut-être)
le vent en écharpe
le sable de marée basse
sillonné par
les forêts naïves
un à-plat
éphémère
des forêts horizontales
plongée
contre-plongée
II
Tout ce qui se fait et se défait, dit la vague, entre deux nostalgies, de la rive, et du large
Tout ce qui se fait et se défait, dit le vent, sans jamais s’attacher
Tout ce qui se fait et se défait, dit le sable, en souvenir de son passé falaise
Toutes les formes de la nature et le rythme de votre respiration
Un pas de danse
Du dehors, du dedans
La nature de vos formes et toutes les formes de la nature et le rythme de votre respiration, le pouls de nos vies et les reflets qui accrochent votre regard
Un pas de danse, du dehors, du dedans
III
par là, par là, par là, par là
continue
le monde
par là, par là, par là
tout ce qui nous dépasse
notre incapacité à l’omniscience
nous circonscrit
ici
nous restreint et
nous offre
l’au-delà
comme on a une idée du silence
une idée de l’absolu
IV
ce paysage n’a pas fini d’en finir
quelque soit la perspective
quelque soit le tangible
quelque soit l’amer
une porte s’ouvre sur une porte qui s’ouvre sur une porte qui s’ouvre
sur
n’a pas fini d’en finir
V
à bras le corps sucer
la lumière de cet instant
l’instant dégoupillé ballant
à son sort
aux marées
et aux vent
- reviendra peut-être en rêve ? -
noyau sans chair
chair, elle, la lumière
pour longtemps
un phare
il y a des impressions qu’il faut recueillir à la source
les détails pourraient devenir cruciaux
l’avenir a une drôle de mémoire
ah comment une vague en chasse une autre
ah comment une seconde, comment une idée, un sentiment
ah
mais faire d’une lumière un phare
VI
La mer doit parfois se sentir
pincée
entre le ciel et la terre
engoncée
là
et qui songe à son envers
celui dont les poissons ne peuvent pas suinter
qui nous dit que le ciel n’est pas là pour nous arrêter
que la terre n’est pas un envers du ciel
et qui a déjà vraiment vu de l’autre côté
qui nous dit que
le ciel n’est pas là pour nous arrêter
VII
le sable porte une promesse
de chaleur
qui vaut la chaleur même
la mer une promesse d’au-delà qui vaut
l’au-delà même
le ciel une promesse de silence
qui vaut le silence même
on pourrait presque en rester là
VIII
... et le paysage sous la frange humide d’un ciel lacustre
un jour qui hésite à s’éteindre qui met du temps à s’éteindre
- oui il semble qu’à contre-courant du Monde, de la pulsation actuelle du Monde, il demeure des phénomènes lents ; et l’Homme tout d’un coup doit retrouver son équilibre dans cette langueur, il perçoit sans doute son propre pouls différemment ; peut-être se sent-il respirer pour la première fois ; dans les lacunes laissées par le temps il trouve une place, s’en étonne peut-être –
un jour comme celui-ci qui hésite à s’éteindre, qui met du temps à parler de sa noirceur, qui préfère parler de la nuit à venir en bleu cobalt
et le paysage sous la frange humide d’un ciel lacustre lui chuchote « je finis seulement parce que tu ne sais pas voir »
IX
La chute
est une figure
parmi d’autres
genèse
ou grand final
de préférence tomber de tout son poids
de préférence aller jusqu’au bout du mouvement
de préférence ne pas rater l’impact
écouter ce que le sol a à dire
rapprocher cette idée du ciel
X
Ici en l’entre deux
lieu
ou non lieu
l’envergure des possibilités
à l’aune du chemin parcouru
jusqu’ici
la lagune familière
des odeurs des visages des matières
le chemin à venir collage de mes talons
du sol au ciel
ce qu’ici
en l’entre deux
les drôles de croisades
XI
Si possible être là au réveil
déposer ce paysage dans ce regard avant que toutes les autres choses s’y jettent
mille autres rivages
une première impression
le reste s’écrira peut-être mais ce serait cette ligne d’horizon la première ligne du poème
et reconnaître ce paysage après mille autres rivages
le voir apparaître comme un phare
XII rien n’échappe au palimpseste
la steppe d’aujourd’hui surgit d’un fatras de bifurcations
et personne semble t-il n’a noté l’heure du début du voyage
où commence le grand échalas de cet instant
avec ses faux airs d’oiseau posé sur la branche
- nous imaginerons une autre fois que cette branche est le fil d’une pensée -
mais quand on se colle aux barreaux de la cage du temps
on flirte avec les tentacules du rêve
on devient visionnaire
rien n’échappe au palimpseste
la steppe pop-up sur pilotis surgit aujourd’hui
d’un fatras de bifurcations de la narine obstruée d’une ville d’on ne sait quelle enfance de la perception quel lieu commun commun transport comme un porte à porte ésotérique
la steppe d’aujourd’hui ou un autre océan un autre terrain vague
ou un autre désert avec ou sans foule
rien n’échappe au palimpseste
XII bis
voilà que le temps s’agenouille : voilà qu’il dépose les petits cailloux : de ses poches :
il rend à l’espace : ce qu’il lui a pris :
il faut bien faire une pause : en chemin :
le sol n’est pas droit : pas à niveau :
et le temps non plus :
voyez il a des jambes : plus longues que d’autres :
les souffles courts :
et c’est bien pareil : pour tout le monde :
sur le chemin : ces minauderies :
ces caresses lancinantes de la fatigue :
tôt ou tard :
ça nous prend :
nous met :
le bleu aux joues : d’un sentiment :
on s’agenouille : voilà : on dépose nos petits cailloux :
l’image d’une image :
à double fond labile :
les problématiques glissent : à pente douce dans l’effervescence : d’une eau de songes :
le ciel affranchi :
exempté des pensées de l’Homme :
enfin rendu à lui-même :
ça doit être beau :
on a vite fait de ce dire que : ça doit être beau :
vraiment ce qu’il ne nous est jamais donné de voir :
de l’autre côté : de cet horizon : de nos paupières : désiré :
de ce laps existentiel là :
ça doit être beau :
le ciel affranchi :
point de vue sans intention :
ça doit être reposant :
alors on dépose ses cailloux :
la partie désaffectée d’un souvenir :
claveté à la sève d’un autre :
la proxémique des images : dans une eau de songes :
la proxémique des imaginaires :
aux arrière-gardes de cette cour bleue :
une cartographie labile des sensibles :
voilà que le temps s’agenouille :
alors est-on déjà passé par là :
est-ce que l’on tourne en rond :
dans ce carré noir épique centre :
il y a bien une éminence excentrique : quelque part :
un contraste :
de quoi prendre de la hauteur :
alors voilà donnons-nous des signes que nous sommes vivants :
pas à niveau :
le bleu aux lèvres :
un rapport thermique à la couleur :
salivons : tâchons tout de la sève de nos imaginaires :
digressons sur la poétique de l’impasse :
et sur l’acuité des possibles :
le choix pointille dans le gras de la contingence :
se débattre dans cette camisole :
celle-là plutôt qu’une autre :
le temps s’agenouille :
nous dispose sous les ciels comme des petits cailloux :
donnons-nous des signes que nous sommes vivants :
pouls :
pouls :
pouls :
pouls :
pouls :
pulse :
pulsations
:
:
:
:
:
:
:
:
:
:
:
:
:
:
:
:
XIII
le midi de la pensée
l’étale
là où l’ombre portée des choses est la plus mince
le silence est habité aussi de ce qui se tait pour nous
qu’est-ce qui se tait ici ? qu’est-ce qui se tait ?
le silence est habité de tout ce qui se tait